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Fiche pièce
Oeil (L')



L'AUTEUR
Zadi Zaourou Bernard (Bottey)



Evénements à suivre
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Oeil (L')
Zadi Zaourou Bernard (Bottey)

Ces fiches sont soumises au respect de la propriété intellectuelle.
Fiche réalisée par Koffi KWAHULÉ


  Côte d'Ivoire
1974
P.J. Oswald, 1979. Rééd. L'Harmattan, 1983
 
Genre
Comédie dramatique

Nombre de personnages
2 femmes
6 hommes
Une vingtaine de personnages

Longueur
18 tableaux
55 pages


Temps et lieux
XXe siècle, Afrique

Thèmes
trafic d’organes.

Mots-clés
chômage , corruption , mafia. , oeil , trafic
 
 

  Consultation de la fiche par rubriques
 

Un premier repérage : la fable
Résumé de la pièce

Parcours dramaturgiques
Analyse dramaturgique qui fait apparaître l'originalité de la structure et son fonctionnement général par rapport à l'espace, au temps, aux personnages, etc.

Pistes de lecture
Analyse plus philosophique et poétique, voire linguistique qui permet de dégager une interprétation et les véritables enjeux de la pièce

De plain-pied dans le texte
Un extrait

Du texte à la scène
Petite histoire de la pièce de ses conditions d'écriture à sa création en passant par les lectures dont elle a pu faire l'objet

Pour poursuivre le voyage
Extraits de presse ou d'entretien au sujet de la pièce

 
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Un premier repérage : La fable

Pour se faire pardonner, Sôgôma Sangui, un gouverneur de quartier surpris en flagrant délit d'adultère, promet à sa femme borgne de lui acheter un oeil vivant. Il contacte à cet effet un petit malfrat du nom de Django.
L'homme que Django "convainc", c'est son ami d'enfance Djédjé, ancien taulard, au chômage et empêtré jusqu'au cou dans les problèmes. Mais Djédjé a une mine d'or qu'il ignore : sa femme Amani. En tant que secrétaire, c'est elle qui fait bouillir la marmite, en outre, et ça c'est inestimable, Amani a des yeux à vous damner un pape.
D'abord Djédjé demande gentiment à Amani de vendre son oeil droit. Amani refuse, mais avec un poignard sous la gorge, Djédjé réussit à lui faire comprendre que cet oeil mettra plus que de l'huile dans l'atiékè pour tous les deux. Elle est envoyée aux Etats-Unis pour l'opération.
Tieffimba, le président de la République s'inquiète des troubles qui agitent le pays à cause de "l'affaire de l'oeil" : le peuple est convaincu que l'opération a échoué et qu'Amani est morte. Pour apaiser le peuple, Tieffimba décide de limoger puis d'arrêter Sôgôma Sangui.
De son côté, Sôgôma Sangui rencontre un marabout dans un cimetière afin d'apaiser la colère de Tieffimba. Malgré cela, il est arrêté au sortir du cimetière.
Pourtant quelque temps après, Sôgôma Sangui libéré est en compagnie de sa femme dont l'oeil "refait" est la vedette d'un cocktail chez le gouverneur général. Djédjé est également présent. Le gouverneur Général annonce l'avancement de Sôgôma Sangui au titre de gouverneur régional, et la nomination de Djédjé au titre de PDG de la GO.BO.CI..
Le peuple apprend que l'opération a effectivement échoué et qu'Amani est morte. En colère, il se rend au cocktail.

 
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Parcours dramaturgiques

Espace et langage
Dis-moi comment tu parles, je te dirai d'où tu viens. L'univers de Zadi est un monde policé où chacun tient sa place et son langage :
"L'art remplissait une mission coercitive et autoritaire, en inculquant solennellement au peuple une attitude de respect religieux pour la société telle qu'elle était. Il offrait un monde statique, stéréotypé, où tout était générique, homogène. Le transcendantal devenait de plus en plus important et les phénomènes individuels et concrets n'avaient aucune valeur intrinsèque, ils ne valaient que comme symboles et signes".
Cette réflexion de Hauser sur l'art féodal pourrait, si l'on ne sait rien de la personnalité de Zadi et si l'on s'arrête à une approche sommaire de la structure de son univers, convenir à son théâtre.
"Il ne faut pas confondre deux choses, le rôle du poète n'est pas de transformer la société - il n'en a pas les moyens - mais d'indiquer un point à atteindre même si c'est dans cent ans".
Son théâtre se veut un miroir qu'il tend à ses concitoyens ; et le miroir dit que la société ivoirienne n'est pas encore sortie de la féodalité. A chaque groupe social correspond un espace et un langage spécifique. Dans L'oeil, l'on distingue trois couches essentielles. D'abord l'espace des "aristo-bourgeois" ; il se compose de bureaux, "(le bureau de Sôgôma Sangui. Grand luxe)" et de palais. Ici le français qu'on parle est châtié, "propre", mathématique quelquefois :

SOGOMA SANGUI : Où en étions-nous déjà ?
UN COLLABORATEUR : (Exaspération à peine dissimulée) Troisième sous-point du premier point de l'ordre du jour, Monsieur le Gouverneur.
SOGOMA SANGUI : Ah ! Merci. (Un temps). Donc troisième sous-point : mesure de coercition pour la rentrée des impôts. Je répète : me-su-re-de-co-er-ci-tion-pour-la-ren-trée-des-im-pôts. Entre parenthèses : contre les simples particuliers, virgule, contre les sociétés, virgule, contre les personnalités politiques et administratives.
(Zadi Zaourou, L'oeil, tableau 1, L'Harmattan, p.74-75)

L'espace aristo-bourgeois est surtout (comme chez Dadié) l'endroit où tout se décide, pour ne pas dire "se combine". C'est ici que germe l'idée d'acheter l'oeil, ou que l'on se partage les fruits du "Miracle" - la nomination de Sôgôma Sangui comme gouverneur régional (il l'était de quartier) et celle de Djédjé en tant que P.D.G. de la GO.BO.CI. alors qu'il vient de vendre l'oeil de sa femme à Sôgôma Sangui.
En dessous, l'espace des ratés, des bâtards sociaux, ceux qui par leurs études auraient pu appartenir à l'espace aristo-bourgeois mais qui, faute d'avoir su mettre un voile sur leurs scrupules, en sont réduits aux miettes du Miracle. Dans cet "intérieur pauvre d'un petit fonctionnaire", Djédjé le petit fonctionnaire au chômage et sa femme Amani, secrétaire de son métier, essaient de sauver les apparences : "(La table est mise. Une table misérable qui tient à être coquette)". Et quand il n'y a personne, on passe son temps à se quereller à propos des créanciers qui défilent, du loyer impayé et des gosses qui ne mangent pas à leur faim. On y est en survivance. A quinze !
Coincé entre l'espace aristo-bourgeois et celui du petit peuple, cet espace sécrète un langage qui, s'il n'est pas du français châtié, est loin d'être du pidgin. Il s'agit d'un compromis entre ces deux langages qui semble accessible à n'importe quel francophone, pourvu qu'il s'en donne la peine...

AMANI : (se dégageant d'un geste brusque) C'est quand tu me trouves que tu es garçon, Djédjé ? C'est quand tu me trouves que tu es garçon ? Regarde-moi ça ! Tous tes camarades travaillent et toi tu passes ton temps à traîner seulement là. Okpo ! (Interjection de dédain). Regarde les salons de tes camarades. Regarde leurs voitures. Si moi-même je me débrouille pas pour taper ma machine, est-ce que je peux acheter simplement kodjo (cache-sexe ou culotte) pour porter ? Toutes les femmes d'ici vont au travail en maxi (longue jupe arrivant jusqu'à la cheville). Y'en a même qui vont au marché avec mille francs dans leur soutien. Toi, c'est quand tu trouves Amani que tu es garçon ? Tchrôlô... ô... ô Okpo ! C'est l'homme ça ? Si c'est pas à cause de mes enfants, tu crois que j'allais rester dans une prison comme ça ?
(Zadi Zaourou, L'oeil, tableau 5, L'Harmattan, p. 94)

Enfin l'espace du petit peuple. Comme dans Les Sofas (place publique), l'espace du petit peuple est impersonnel et anonyme dans L'oeil : "(Chez "Pedro". Bar populaire. Musique à gogo)." On vient noyer ses frustrations au fond d'un verre. Ici on a tout perdu, tout jusqu'à l'idée qu'on avait aussi droit au Miracle. Le pouvoir n'est plus qu'un mythe ; on vit dans la sournoise coercition de la fatalité.
La couche sociale, on le voit, se définit à la fois par l'espace et le langage, et la dégradation du premier s'accompagne de celle du second. Sortir d'un espace pour un autre suppose qu'on a accepté de changer de langage, car beaucoup plus que l'espace, c'est le langage chez Zadi qui identifie, c'est par lui qu'on plie l'autre à soi. Ainsi Djédjé, lorsqu'il devient P.D.G. et pénètre dans l'espace aristo-bourgeois du palais, adopte-t-il instinctivement un langage plus élaboré et s'efforce de paraître cultivé :

DJEDJE : (portant la main à l'oreille comme pour mieux percevoir les notes de la musique de fond). C'est un Mozart, ce me semble, Monsieur le Gouverneur régional ?
SOGOMA SANGUI : (indulgent) Vous vous trompez, Monsieur le Président Directeur Général.
DJEDJE : Tiens !... c'est du Beethoven... sans doute...
SOGOMA SANGUI : (paternel) Vous n'avez pas encore l'oreille bien exercée, Monsieur le Président Directeur Général... (Un petit rire) C'est un Haydn, et plus précisément la sonate n°1 en mi bémol majeur. (Un temps. A son compagnon qui semble quelque peu gêné) Ne vous en faites pas, Monsieur le Président Directeur Général, ça viendra doucement, tout doucement. (Petit rire encourageant).
DJEDJE : (admiratif) Vous êtes tellement génial, Monsieur le Gouvernement régional.
(Zadi Zaourou, L'oeil, tableau 1, L'Harmattan, p.117-118)

Chez Pedro, des deux étudiants, le petit peuple accepte mieux le Deuxième étudiant qui prend soin de s'exprimer en français proche du pidgin (celui des petits fonctionnaires) tandis que le Premier étudiant a plus de mal à se faire accepter à cause de son français "universitaire".

PREMIER ETUDIANT : C'est tout de même incroyable, vous autres ! Qu'est-ce que vous avez à redouter ce mécréant, à le louer, à le faire passer pour une divinité ? Sôgôma Sangui, c'est un gouverneur comme un autre, bon sang ! Et un gouverneur, c'est un homme comme vous et moi ! Je me demande ce qu'il a de si particulièrement terrible...
QUATRIEME HOMME : (portant la main à son oreille) Mon frère, parlé encore, je n'a pas compris.
TROISIEME HOMME : (au Quatrième homme) Mon cher, mange ta chose on va parti... type-là nous fatigue avec son gros gros français pour brouiller l'homme.
DEUXIEME HOMME : Mon frère, tu as raison. Ici c'est pas université. C'est là-bas on parle gros gros français pour brouiller l'homme.
(Zadi Zaourou, L'oeil, L'Harmattan, p.80-81)

Le "Ici c'est pas université. C'est là-bas on parle gros gros français pour brouiller l'homme", sous-entend, "Pour parler en français universitaire, retourne dans ton espace universitaire". Sôgôma Sangui lui-même change de langage et parle en bambara pour avoir la confiance du marabout :

(Ce tableau gagnerait à être joué en bambara. Le texte n'est qu'indicatif du thème à traiter).
LE MARABOUT : Maintenant on va tourner. Ca que je va parlé, tu n'a qu'a parlé aussi. (Ils tournent autour de la tombe sur laquelle gît le poulet blanc) Aucune né pé...
SOGOMA SANGUI : (qui s'arrête) Hein ? Oki né pé...
LE MARABOUT : Au-cu-ne-né-pé...
SOGOMA SANGUI : Aucun ne peut...
LE MARABOUT : (sévère) Tu vé que tout ça n'a qu'à choué ? (Un temps) Aucune né pé...
SOGOMA SANGUI : Aucune né pé...
(Zadi Zaourou, L'oeil, L'Harmattan, p. 115)


L'espace de la violence et de la mort
Malgré tout, il n'y a pas de heurts véritables entre ces trois espaces, et rares sont les personnages qui sortent de leur espace pour aller conquérir celui des autres comme chez Dadié où, systématiquement "les petits" vont mordre sur l'espace des "grands". Dans Les Sofas, le peuple va au palais parce qu'invité par l'Almamy ; dans L'oeil, c'est sur un coup de tête qu'il se rend au palais ; dans La Termitière, les paysans ne savent même pas où se trouve Ouga (le dictateur). L'espace zadien peut à ce titre se définir comme un univers apparemment équilibré, pacifié malgré les couches sociales objectivement antagonistes. Apparemment.
Car aux trois couches sociales décrites plus haut, il faudrait ajouter une quatrième, une sorte de hors-espace qui les relie, les sous-tend, celle de la violence et de la mort ; chez Zadi la violence et la mort viennent toujours d'ailleurs, sont toujours d'ailleurs.
La violence prend dans L'oeil, les traits d'un "jeune homme des faubourgs populeux" qui vit d'expédients et de petits boulots... On l'appelle Django... Lui aussi est prêt à tout pour profiter du Miracle ; son seul malheur c'est de n'avoir ni femme ni soeur, autrement cet oeil, il l'aurait lui-même vendu, en quelques secondes, et jamais il ne se serait amusé à commettre la bêtise de supplier cet écervelé de Djédjé qui hésite à lui vendre l'oeil de sa femme.
Lorsqu'on le découvre pour la première fois, il est, dit la didascalie, "Quelque part." Ce "Quelque part" se situe dans l'imaginaire de Django. Ceux qui ont eu l'occasion de fréquenter les salles de "cinéma de quat'sous", savent que Django est un héros westernien qui tire vite, très vite, plus vite que son ombre... Et ses surnoms "Django", "Bill Pagaille" "L'homme du Texas", ses airs de dur à la Billy the kid, Buffalo Bill et autres personnages de la mythologie du far-west, soulignent sa vision westernienne de la société ivoirienne :

(Il marche, rêveur, fait volte-face comme le font les durs des "Western" pour tirer au pistolet. Lentement, il regagne son promontoire.)
DJANGO : Tu sais pas à qui tu as affaire bonhomme. Fais gaffe. Je badine pas, moi. C'est l'oeil ou ta peau. Alors... c'est OK ?
(Zadi Zaourou, L'oeil, L'Harmattan, p.87)

On notera que le langage de Django diffère de ceux des trois cités plus haut, et nous installe dans celui argotique du "Quelque part", de l'ailleurs, langage empreint de violence mythique du Texas.
L'espace de Django est un trait d'union ; Django est le seul personnage à fréquenter les trois espaces. Par l'intermédiaire du gouverneur de quartier Falikou Koné surnommé métaphoriquement Sôgôma Sangui (Pluie-du-matin) par ses administrés et dont il est l'homme de main, il fréquente l'espace aristo-bourgeois. Il fréquente d'autre part l'espace "petit-fonctionnaire" d'Amani et Djédjé qui est d'ailleurs son ami de longue date. Enfin Django est un habitué de "Chez Pedro" où se retrouve le petit peuple. Même s'il n'est pas la force génératrice de la violence, Django en est le bras et surtout la courroie de transmission, la force qui transforme une violence latente en violence patente. Ici aussi, comme dans Les Sofas, la violence, les coups tordus se montent "Quelque part" en compagnie de Gringo, son lieutenant ; la violence vient d'ailleurs, du "Texas". En somme la société est devenue un espace-médium de l'univers américain dont Django constituerait l'ectoplasme.
Très schématiquement, on peut conclure que l'espace de la violence et de la mort est dans L'oeil (comme dans tout le théâtre de zadi), "la force" qui, parce qu'elle rend dérisoire tout antagonisme interne, suture les couches sociales dialectiquement conflictuelles.

 
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Pistes de lecture

Le théâtre ivoirien d'après le Théâtre Populaire a souvent eu des problèmes avec "ses femmes". L'oeil cependant ne se contente pas de "corriger les insuffisances" dramaturgiques des Sofas, elle corrige également la place des femmes ; elles y sont incontournables. On peut même dire que L'oeil est une "histoire de femmes", dans tous les sens du terme.
Elles sont quatre : Dame Pedro, la maîtresse de Sôgôma Sangui, madame Sôgôma Sangui et Amani. Il serait superflu d'insister sur le personnage de Dame Pedro dont l'importance au niveau de "l'affaire" nous semble moins évidente.
Celle par qui le scandale arrive est la maîtresse ; c'est l'arlésienne. On sait seulement qu'elle a le teint clair (ce qui ne veut pas dire qu'elle est de race blanche) : "Pris tout ça porté mon petit bonne amie teint kilair". Elle est jeune : "petit" dans le "moussa" signifie jeune, voire enfant, tout au moins très jeune... D'ailleurs plus loin le Premier homme insistera sur cet aspect du personnage : "Sôgôma Sangui il a dit petit fille là de lui tend dans un hôtel".
Cette "petit fille" qu'on retrouve dans une chambre d'hôtel est, selon la loi et une certaine morale héritées de la colonisation, le fruit doublement défendu : D'abord parce qu'elle est "petit fille", ensuite parce que pour l'homme marié qu'est Sôgôma Sangui, elle constitue l'occasion de chute, le péché et la damnation (prison). Et c'est justement cette double interdiction qui en fait un objet érotique. Le fait qu'on ne la voit jamais contribue d'autre part à son "érotisation" ; pour les perdants de chez Pedro qui nous font part de ses aventures avec Sôgôma Sangui, elle n'existe que par fantasmes intercalés. Fille inaccessible à ceux de chez Pedro, mais offerte dans un réflexe féodal (de type européen) aux Sôgôma Sangui, aux Thôgô-gnini, aux princes (De la chaire au trône) comme en récompense d'avoir "réussi", une part du Miracle dans une société dont la dramaturgie est régie par le mâle.
La "petit fille" est d'autant plus érotisée qu'elle est placée par rapport, ou mieux par opposition à madame Sôgôma Sangui, femme jalouse, acariâtre et borgne.
Elle non plus n'apparaît presque jamais ; on la voit tout juste à la fin de la pièce, après son oeil "refait". Comme sa rivale, la jeune maîtresse de Sôgôma Sangui, elle n'a pas accès au langage. Elle est parlée, notamment par le Premier homme qui lui-même tient cette parole de Koffi Kan, l'ancien chauffeur de Sôgôma Sangui. C'est donc à travers une parole rapportée - plausiblement déformée - que nous la connaissons. On peut donc se demander en quoi cette femme jalouse et acariâtre dont le caprice (l'oeil) n'a d'égal que celui des sorcières de nos contes d'enfance - elle est borgne ! - n'est pas le fait d'un regard et d'une parole déformés par la peur, réelle ou supposée, que la femme et plus particulièrement l'épouse inspire à l'homme.
Et parce qu'elles font peur, ou nous voulons qu'elles fassent peur, et que la mise en scène de l'ordre pour le moment nous revient, nous les réduirons à une dimension facile à dominer : la jeune fille à une fonction de suscitation du plaisir et madame Sôgôma Sangui à son oeil malade.
Mère castratrice, c'est elle qui, dans une scène digne à la fois d'une tragédie grecque (narration épique du Premier homme) et des meilleurs vaudevilles, en interceptant chèque, lettre et paquet-cadeau destinés à la "petit fille" empêche le plaisir d'avoir lieu ; on peut même se demander en quoi la volonté de puissance de Sôgôma Sangui (comme naguère Nahoubou 1°) ne compense pas une libido contrariée. Il n'en demeure pas moins que "la femme borgne" par ses caprices joue auprès de l'homme une fonction de surmotivation pour acquérir plus, ou pour mieux exhiber l'assurance qu'il a de la maîtrise du pouvoir ; l'achat de l'oeil n'ajoute rien, quantitativement parlant, à sa puissance, il l'affirme.
L'épouse intercepte donc chèque, lettre et paquet-cadeau destinés à la maîtresse ; elle lit la lettre, il y est question d'un hôtel. Elle s'y rend et surprend son mari dans les bras d'une autre. S'ensuit une scène de ménage - classique - qui prend fin quand l'époux promet à l'épouse de faire remplacer son oeil malade par un oeil sain. Nous en étions là. Reste toujours à trouver le fameux oeil.
On doit trouver un homme qui doit vendre l'oeil de sa femme. (Vivement) Même s'il n'est pas d'accord.
C'est Django qui parle, et Django a un ami, un ami d'enfance, Djédjé. Le bonhomme sort de tôle, pour "des histoires à dormir debout... des conneries." N'empêche qu'il en sort. Evidemment pas de boulot, une situation qui dure depuis six mois, avec ça, à trente ans "six gosses à nourrir sans compter une femme et toute une brochette de cousins, neveux et autres !" Le type même du gars au bout du rouleau, prêt à tout, c'est-à-dire au pire. Après quelques balbutiements, Djédjé accepte de vendre à son vieil ami l'oeil de sa femme Amani. Reste à présent à l'arracher cet oeil, pour le planter dans le trou de l'autre. Et ça, rien ne dit que ce sera le plus facile ; Amani n'est pas la petite chose fragile à qui tout est permis, c'est-à-dire en fait, avec qui on peut tout se permettre. Déjà pour son mariage, elle avait dû batailler ferme ; son Djédjé, les parents n'en voulaient pas... Et elle est restée avec lui alors qu'autour d'eux, La Crise, telle une épidémie, brisait les couples. Malgré ses six enfants, elle trouve le temps de travailler. Elle est secrétaire. Dans ce couple où l'homme est au chômage, elle est virtuellement le mâle. Et puisqu'elle travaille, elle a accès au langage. Je travaille donc je suis.
Dans la première scène du couple, Amani monopolise la parole ; ses répliques sont plus importantes que celles de Djédjé, et dans la confrontation, elle a plutôt une parole d'attaque et Djédjé une parole défensive. C'est elle qui travaille. Ainsi dépouillées de tout misérabilisme, c'est-à-dire frustrant le mâle de son besoin d'avoir pitié/de mépriser, toutes les Amani constituent une provocation, un défi à l'ordre. Ce défi, le mâle (Djédjé) désormais tributaire, va chercher à l'éviter, et quand on frappe à la porte alors qu'il est pleine dispute avec Amani, c'est la bouée de secours, la délivrance :
Djédjé : (soulagé) Ah ! Grâce à Dieu... Entrez ! (Entre Django. Djédjé est visiblement soulagé par cette visite qui le libère.) Alors Django !
La caste des Amani fait peur. Mais contrairement à la peur qu'inspirent l'épouse et la maîtresse, peur irrationnelle et mythique (?), la peur des Amani est "logique", de la logique même des mâles. Grâce à leur situation sociale, elles sont sorties de la sphère du mépris pour tomber dans celle de la haine. Et la haine est - humainement - préférable au mépris. Imperceptiblement l'esprit du mâle, à coup de peur, a créé la femme-obstacle, et un obstacle ça se renverse. Remonté à bloc chez Pedro par Django, Djédjé retourne chez lui ; il a repris conscience de ses "privilèges de mâle". Et même s'il ne travaille pas, "y'a pas deux garçons dans un foyer. C'est moi qui commande dans mon trou". D'autant qu'à présent dans le grand poker du Miracle réservé aux hommes, aux vrais, il a de quoi miser : L'oeil droit d'Amani.
Alors que pendant leur première scène Amani attaquait, les rôles se sont inversés ; la femme se remet à exister en tant que réactif. Il faut dire que pour mener le bal Djédjé a fait appel à la bonne vieille méthode : faire rire, jouer, être tendre - faussement -, et pendant ce temps infantiliser la femme - vraiment :
DJEDJE : Eh ! Amani ! Ecoute bien. Supposons que tu es dans la brousse. Tu rencontres un génie. Le génie te dit : "femme, je suis un bon génie. Comme tu m'as rencontré, je vais te faire un cadeau. Est-ce que tu veux devenir très vilaine et être la plus riche du pays ? Ou bien devenir la plus belle femme du pays et devenir très pauvre ?" (Un temps.) Alors supposons toujours, hein ?... Moi je suis le génie. Qu'est-ce que tu vas me répondre ?
Mais la tactique échoue : elle préfère la beauté. Tant pis, on emploiera la violence...
AMANI : (Horrifiée) Djédjé ! Djédjé ! Imbécile. (Elle ouvre largement la bouche, comme pour hurler. Djédjé se précipite, la terrasse, lui applique fermement la main sur la bouche. Son regard est de feu.)
DJEDJE : Tu vas te taire, fripouille ? Je t'étrangle si tu continues de faire l'imbécile. Tu comprends ! Je t'égorge. (Il se saisit d'un poignard et la menace.) (…) Regarde ça. Je t'étripe si tu continues à me résister. (...) J'en ai marre de cette vie de misère. Je veux vivre, moi aussi, m'entends-tu ? Je veux vivre, comme les autres. Ce soir même, un homme viendra te prendre. Il t'emmènera loin d'ici en Amérique pour qu'un docteur t'arrache l'oeil. On le remplacera plus tard puisque nous serons millionnaires.
Voilà c'est fait, les choses sont rentrées dans l'ordre ; malgré son "indépendance", Amani n'a pu échapper au statut des autres femmes. "La petit' fille au teint clair" a été réduite à son sexe, madame Sôgôma Sangui à son oeil malade et Amani à son oeil sain.
Nous avons déjà évoqué comment Tieffimba marquait une évolution dans l'image du pouvoir dans l'oeuvre théâtrale de Zadi, c'est également vrai de l'image de la femme et du peuple. Dans Les Sofas les femmes étaient des aristocrates passives, habituées à être servies, mais qui n'avaient aucune voix dans les débats de l'empire. Dans L'oeil, les femmes, exceptée madame Sôgôma Sangui (descendante en quelque sorte des aristocrates des Sofas), travaillent ; la maîtresse monnaie ses relations avec Sôgôma Sangui... La femme est donc devenue relativement indépendante. Et même si finalement tout rentre dans l'ordre, on peut dire que la mini-révolte d'Amani a troublé le repos du guerrier. Le peuple aussi voit sa révolte jugulée, mais il n'est plus cette force inféodée à la démocratie démagogique de Samory Touré.
Comme Les Sofas, L'oeil est un procès, mais ce n'est plus le pouvoir qui juge avec la complicité du peuple un intellectuel, c'est lui qui est jugé par le peuple sous l'impulsion des intellectuels (étudiants) ; L'oeil n'est pas seulement une "correction" des Sofas, elle prépare au "renversement" de La Termitière.

 
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De plain-pied dans le texte

DJANGO. - Bien. Alors, Djédjé, je veux acheter l'œil droit de ta femme. (Djédjé se porte en avant par un mouvement instinctif.) Cinq millions. (Django le regarde droit dans les yeux.) Cinq millions. (Suivent plusieurs secondes de silence pendant lesquelles leurs regards s'affrontent.)
DJÉDJÉ, lentement. - Qu'est-ce que tu me demandes là, mon ami ?…
DJANGO, ne le lâchant pas du regard. - Tu ne te rends pas compte de la masse d'argent que cela représente, Djédjé ? Cinq millions de francs CFA ! Personne au monde ne laisserait échapper une telle fortune et je te vois hésiter, toi… Réfléchis un instant, mon frère, réfléchis ! (Rapidement, il sort de sa poche une liasse, la dépose sur la table et l'index pointé vers l'appât.) Cinquante mille francs ! Cent fois cette tonne d'argent ! C'est une fortune ! une vie dorée ! Des voyages quand tu veux et où tu veux. Les femmes à tes pieds. Les grands de ce monde en ta compagnie. Les honneurs, la puissance, le luxe des Mercedes, une villa quelque part sur les berges de la lagune et au milieu des cocotiers. Cinq millions qui accoucheront de dix, vingt, trente, cent millions… Juste en quelques années si tu sais t'en servir. (Un temps.) Tu veux donc mourir dans ce trou que tu appelles ta maison, Djédjé ? (Un temps.) Tu hésites… (Vivement.) Mon seul malheur c'est de n'avoir ni femme, ni sœur. Je l'aurais moi-même vendu, cet œil, en quelques secondes. Et jamais je ne me serais amusé à commettre la bêtise que je commets en ce moment : être pauvre soi-même et supplier un écervelé qui refuse de s'enrichir… pour rien… (Il tient Djédjé sous son regard, comme pour l'envoûter et remue la tête.) Non. Ça ne t'intéresse pas…
DJÉDJÉ, éperdu. - Django…
DJANGO. - Alors, c'est oui…
DJÉDJÉ, subjugué, dans un souffle. - Oui…
DJANGO, qui se redresse. Il a gagné la bataille. - Alors, ne perdons plus de temps. Rentre chez toi. Convaincs ta femme ou contrains-la. A quatre heures du matin, une voiture passera la chercher. Elle partira pour l'Amérique où aura lieu l'opération.
DJÉDJÉ, éberlué. - Où ça ?… En… en… Amérique ?…
DJANGO, catégorique. - C'est juste quelques heures d'avion et l'opération ne demande qu'un petit quart d'heure. (Sourire d'encouragement.) Toi aussi, tu achèteras un œil pour ta femme… très prochainement, quand tu compteras au nombre des grands de ce pays. (Gravement.) Adieu, mon ami…
Il se lève et sort en trombe, laissant Djédjé littéralement sonné.
(Zadi Zaourou, L'oeil, L'Harmattan, pp.104-105)

 
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  Du texte à la scène…

Création en 1974 au Théâtre de la Cité par l'INA. mise en scène de Sidiki Bakaba.

 
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Pour poursuivre le voyage


RASCHI Natasa, "Le Didiga ou l'art de l'impensable de B.B. Zadi Zaourou", Montréal, Presse Universitaires, 1998, pp. 284-301.
KOUI Théophile, "Le Didiga des chasseurs bété de Côte d'Ivoire", in Notre Librairie, 1990, pp. 24-26.
RASCHI Natasà, Place et fonction de la musique dans les œuvres dramatiques de Bernard Zadi Zaourou et de Koffi Kwahulé, in Afrique, musique et écritures, textes recueillis par Gilles Teulié, Carnets du CERPANAC, n°1 - Montpellier, 2001, pp. 131-146.
ZIMMER Wolfgang, "A l'école des anciens : entretien avec Bernard Zadi Zaourou", in L'Afrique littéraire et artistique, n°48, 1978, pp. 20-38.

 
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Fiche réalisée par Koffi KWAHULÉ

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