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Fiche pièce
Une manière d'Antigone



L'AUTEUR
Chamoiseau Patrick



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Une manière d'Antigone
Chamoiseau Patrick

Ces fiches sont soumises au respect de la propriété intellectuelle.
Fiche réalisée par STEPHANIE BERARD (Université du Minnesota)


  Martinique
1975
Pièce inédite
 
Genre
Tragédie

Nombre de personnages
1 femme
1 homme


Longueur
47 pages


Temps et lieux
6 jours dans une prison de Fort-de-France en Martinique dans les années 1970

Thèmes


Mots-clés
 
 

  Consultation de la fiche par rubriques
 

Un premier repérage : la fable
Résumé de la pièce

Parcours dramaturgiques
Analyse dramaturgique qui fait apparaître l'originalité de la structure et son fonctionnement général par rapport à l'espace, au temps, aux personnages, etc.

Pistes de lecture
Analyse plus philosophique et poétique, voire linguistique qui permet de dégager une interprétation et les véritables enjeux de la pièce

De plain-pied dans le texte
Un extrait

Du texte à la scène
Petite histoire de la pièce de ses conditions d'écriture à sa création en passant par les lectures dont elle a pu faire l'objet

Pour poursuivre le voyage
Extraits de presse ou d'entretien au sujet de la pièce

 
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Un premier repérage : La fable

A partir des événements tragiques de 1971 à Fort-de-France (répression sanglante de manifestations d'étudiants), l'auteur revisite le mythe d'Antigone en adaptant la tragédie de Sophocle. Il imagine que le préfet Créon interdit qu'on rende hommage à Gérard Nouvet, lycéen de 17 ans tué par une grenade lacrymogène lors des manifestations, et ordonne que sa dépouille pourrisse au soleil ; une jeune fille passe outre cet arrêté pour honorer le cadavre ; elle est écrouée sans procès, et les lycéens la surnomment alors Antigone. Un garde est placé dans son cachot ; il a pour mission de l'accabler et de faire coïncider sa mort avec le carnaval. On assiste au face à face de ces deux personnages aux caractères singuliers et opposés qui vont cohabiter dans le même espace pendant cinq jours. Une relation étrange se noue entre le garde-bourreau, rigolard et blagueur, exubérant et grossier, et Antigone, farouche et fragile, têtue et tenace.

 
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Parcours dramaturgiques

Du royaume de Thèbes à une prison de Fort-de-France
Chamoiseau procède à une transposition spatiale et temporelle de l'action transportée de la Grèce antique et du palais royal de Thèbes à une prison de Fort-de-France en 1971. La durée de l'action augmente en passant des vingt-quatre heures de la tragédie antique aux cinq jours qui suivent l'arrestation d'Antigone. Pendant deux jours, la jeune fille oppose son silence aux propos débridés de son gardien, puis une étrange relation se noue qui durera trois jours au cours desquels les deux personnages apprennent à se connaître. La farouche détermination d'Antigone et son courage déconcertent le garde qui en vient à se prendre d'amitié pour cette jeune fille et cherche même à lui épargner la mort en lui proposant la fuite. Mais elle refuse, et à l'aube du sixième jour, le dimanche Gras, premier jour du carnaval, elle se pend dans sa cellule avec son écharpe en madras. Cette fin tragique est conforme à celle de la pièce de Sophocle, si ce n'est le détail du tissu madras et du carnaval, rappel de l'ancrage culturel antillais et de ses traditions, ici d'ordre vestimentaire et rituel. D'autres références sont faites à la réalité martiniquaise et aux us et coutumes de la région : les allusions au punch, à la biguine (danse traditionnelle), à l'eau de coco, à la goyave et au "mangot" (mangue en créole) ancrent l'action dramatique dans un décor naturel et culturel très réaliste. Certains détails peuvent même paraître exotiques, comme si Chamoiseau cherchait à recréer l'image stéréotypée des Antilles, monde extérieur vivant, parfumé et joyeux évoqué par le garde, pour mieux l'opposer à la sombre et froide réalité carcérale. Cette prison dans laquelle est enfermée Antigone et où se déroule toute la pièce symbolise sans doute la prison de la départementalisation et de la tutelle française : on sait que le théâtre des années 70 reflète le mécontentement et la colère du peuple antillais contre une France qui l'aliène.

Des rois et princesses au petit peuple martiniquais
Les personnages de la pièce martiniquaise changent d'identité et de statut social tout en conservant les mêmes noms que dans l'œuvre originale : on passe des héros bien nés de la tragédie classique aux héros issus des couches populaires. Antigone n'est ni la fille d'Œdipe, ni la nièce de Créon, ni la sœur de Polynice ; elle n'est pas une princesse, mais une jeune paysanne "câpresse" (métisse aux deux tiers blanche et un tiers noire), dont on ignore le nom et qui viole le décret édicté par le préfet Créon. Ce dernier n'est pas l'oncle d'Antigone, roi de Thèbes, mais le préfet de l'époque à Fort-de-France, représentant du pouvoir colonial français. Polynice est remplacé par Gérard Nouvet, lycéen martiniquais, qui a pris part aux manifestations de 1971 ; il n'est pas mort dans un combat contre son frère Etéocle, mais en s'opposant aux lois de la cité, au pouvoir officiel français et a été tué par une grenade lacrymogène. Quant à Etéocle, il est cité dans la pièce de Chamoiseau comme le commandant qui a maté la manifestation des étudiants et sera récompensé en recevant la légion d'honneur, ce qui correspond aux honneurs rendus à la dépouille de ce personnage dans la pièce originale. On retrouve ainsi les mêmes personnages chez Sophocle et chez Chamoiseau si ce n'est que les rôles ont changé et que la majorité d'entre eux n'intervient pas directement sur scène où tout se joue entre Antigone et son geôlier. Antigone est en effet seule en présence du garde, personnage qui prend une importance considérable dans la pièce martiniquaise par rapport à l'hypotexte grec : on assiste à une valorisation du garde, personnage anodin chez Sophocle et qui est ici promu au premier plan dans ce face à face qui l'oppose à Antigone. Le garde est présenté dans un premier temps sous un jour négatif (c'est un soudard exubérant, amateur de femmes et grossier, un subalterne qui obéit sans réfléchir aux ordres du pouvoir), puis il se voit dans un deuxième temps revalorisé par un mouvement psychologisant. Au fur et à mesure qu'avance la pièce, ce personnage rustre nous apparaît indéniablement de plus en plus humain : il commence à se poser des questions sur l'incarcération d'Antigone, compatit aux souffrances de la jeune fille, se prend d'amitié pour elle et cherche même à la faire évader contre l'autorité qu'il est censé représenter.

 
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Pistes de lecture

"Caribéanisation" du mythe grec
En puisant à l'origine, à la source même du mythe grec antique, Chamoiseau renoue avec la tradition orale d'où est né le mythe, tradition orale qui fait écho à l'oralité créole, une des sources d'inspiration essentielles de toute l'œuvre littéraire de l'auteur. L'oralité se manifeste à travers le personnage haut en couleurs du garde qui se plaît à raconter des histoires en mêlant allègrement la vérité au mensonge et en jouant parfois à se substituer aux personnages absents. Il fait ainsi figure de conteur, maître de la parole qui passe allègrement d'un rôle à l'autre : il se transforme par exemple en Créon et simule avec Antigone, qui se prête au jeu, la scène d'affrontement après l'arrestation de la jeune fille. Le garde retransmet aussi la voix des médias (radio, télévision, journaux) qu'il cite au cours de la pièce : discours des communistes qui rendent hommage au courage d'Antigone, discours de Créon devant les caméras et qui promet le jugement de la coupable en France, et discours du même à la préfecture et qui se jure de faire mourir Antigone dans son cachot sans procès. Le caractère métathéâtral de ces scènes transforme Créon en marionnette et ridiculise d'une certaine manière le pouvoir politique français, tout en accusant la distance qui sépare la pièce de Chamoiseau de celle de Sophocle. L'intrusion de la tradition orale créole dans le mythe grec favorise la proximité avec les spectateurs qui reconnaissent dans ce bon vivant rigolard et machiste qu'est le garde le stéréotype du mâle antillais.


Prosification et créolisation
La transposition linguistique opérée dans le passage du grec ancien au français et au créole contribue à la "caribéanisation" du mythe grec. On passe également de la poésie à la prose et d'un registre soutenu à un registre courant, voire familier ou vulgaire pour le garde. On constate que le français prédomine dans la pièce de Chamoiseau, mais que le créole surgit au détour de phrases prononcées par le garde qui est un homme du peuple, un bon vivant "amateur de femmes, de rhum et de musique", apprend-on dans la présentation des personnages en préambule de la pièce. Dans son discours fusent des interjections en créole, des mots de vocabulaire. Mais ce sont surtout les chansons que le garde entonne qui font surgir le créole au sein de son discours, des chansons populaires, chansons d'amour qui sont peut-être un lointain écho du Chœur antique de la tragédie grecque, mais qui confèrent plus certainement à la pièce une couleur antillaise. Tout l'imaginaire créole surgit au travers des images, des références aux croyances populaires et des devinettes que le garde pose à Antigone comme le ferait un conteur créole et auxquelles il répond lui-même sans attendre. Antigone conserve au contraire un registre de langue soutenu qui confère à son personnage une certaine gravité et participe au maintien d'une atmosphère tragique. Le contraste entre les deux niveaux de langue utilisés respectivement par chacun des personnages est significatif de la distance qui les sépare. Antigone et le garde sont résolument antithétiques : la jovialité de l'homme et sa parole grossière et logorrhéique s'opposent au caractère sombre de la jeune fille et à son silence tragique. Le garde incarne le côté populaire et servile de la population antillaise alors qu'Antigone est la réflexion, la résistance et la révolte.


Mythe et Histoire
Chamoiseau écrit Une manière d'Antigone en Martinique en 1975, à une époque où l'opposition au pouvoir centralisateur métropolitain français était vivace et où les revendications indépendantistes étaient très fortes. Il replace ainsi directement la pièce de Sophocle dans le contexte politique de l'époque à la Martinique, à savoir les combats indépendantistes. Le drapeau rouge et vert avec lequel Antigone recouvre le corps de Gérard Nouvet, drapeau national martiniquais, est d'ailleurs symbolique de la lutte politique et idéologique engagée dans les années 70 contre la France et sa politique d'assimilation. Il est évident que Chamoiseau écrit cette pièce pour affirmer son opposition à la France, au pouvoir hégémonique et aliénant, au "diktat colonial", comme le dit son héroïne, qui dénonce la tyrannie et l'injustice, la tyrannie "du pouvoir de tous les Créons, du colonialisme". Ce retour à l'histoire par le biais du mythe participe aussi au vaste mouvement de réécriture dramaturgique de l'histoire caribéenne amorcé par Aimé Césaire, Edouard Glissant ou Vincent Placoly qui ont mis à l'honneur les figures tutélaires de l'histoire caribéenne (Toussaint Louverture, le roi Christophe, Dessalines), mais Chamoiseau s'attache ici à célébrer le petit peuple, les résistants de l'ombre disparus et oubliés. Comme Antigone, il refuse que ces morts soient enterrés sans qu'on leur rende hommage.


Du tragique grec au tragique antillais
Antigone dit non au pouvoir d'Etat et oui à la mort comme chez Sophocle, mais ses motivations ne sont pas les mêmes que dans l'hypotexte antique : l'Antigone grecque agit pour rendre hommage au mort et respecter les lois divines, alors que l'Antigone martiniquaise agit pour défier l'autorité en place et lutter contre l'oubli. Chamoiseau invente une motivation politique qui se substitue à la motivation religieuse d'origine : représentante du petit peuple, Antigone agit pour la collectivité et pour l'idée qu'elle a de la liberté et de la nation à bâtir. Une manière d'Antigone est une pièce à visée politique qui élide la dimension sacrée de la pièce de Sophocle. Il n'est plus question de dieu pour l'Antigone martiniquaise qui déclare "Dieu n'est pas dans ces histoires là" et qui a enfreint la loi, non pour honorer les dieux, mais pour honorer la mémoire de Gérard Nouvet, une victime innocente, "un fils d'ici" qui s'est battu pour la liberté. En bravant la puissance de Créon, elle combat le déshonneur et l'oubli "qui pèse sur tous nos cadavres et d'une manière générale, sur la part de l'Histoire où nous avons agi. Elle donnera, comme toutes les Antigones, sa vie pour cette idée", déclare Chamoiseau dans la préface de la pièce. Antigone incarne donc bien le tragique par l'absolu, le refus du compromis et la révolte. Mais alors que le héros tragique antique se bat contre l'autorité des dieux, le héros moderne se bat contre les hommes. Il ne s'agit plus de s'opposer à une transcendance immanente, mais à des adversaires bien réels.


Schizophrénie martiniquaise
L'Etat français incarné par Créon constitue l'un des adversaires qu'affronte Antigone. Toutefois, Chamoiseau choisit de faire disparaître Créon de la scène pour le remplacer par le garde. C'est au face à face d'Antigone et du bourreau que nous assistons. Se produit ainsi un déplacement du conflit extérieur et antérieur à la pièce vers un conflit intérieur entre deux individus appartenant au peuple antillais. C'est la scission au sein même du peuple martiniquais que Chamoiseau veut révéler et donner à voir : une partie de ce peuple se perd en se vendant au pouvoir néocolonial français tandis que l'autre meurt pour défendre ses idéaux. La société antillaise de l'après départementalisation est atteinte de schizophrénie dans cette aliénation à la France qui lui impose de choisir un camp. En mettant face à face Antigone et le garde, Chamoiseau oppose l'obéissance scandaleuse qui nie l'individu et son autonomie au refus absolu et à la résistance pour la liberté. Dans un entretien que l'auteur nous a accordé sur son théâtre le 18 janvier 2006 à Fort-de-France, il dit avoir voulu mettre en évidence "la rébellion absolue d'Antigone confrontée à l'aliénation ou à l'obscurcissement de son bourreau, et comment un acte rebelle, un geste de liberté, une posture de liberté pouvaient modifier les lignes adverses, même sans vaincre". Le garde est en effet décontenancé, perturbé devant la détermination implacable de la petite paysanne. A la fin de la pièce, face au cadavre d'Antigone, l'Acteur qui joue le rôle du garde déclare : "Le garde ne sera jamais plus le même […] quelque chose de très intime en lui s'est brisé. Le garde a changé ! Alors désormais, nous le savons, tout est possible." La mort d'Antigone n'est pas vaine, elle met le garde face à lui-même, face à ses choix et à ses actes, et face à la question de savoir maintenant quel parti prendre. Le conflit se déplace une fois encore : l'affrontement a lieu maintenant au sein même de l'individu car c'est désormais entre soi et soi que se situe la lutte.

 
 
 
 
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Fiche réalisée par STEPHANIE BERARD (Université du Minnesota)

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